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Taffarellire

Une journée ordinaire

2 Avril 2016 , Rédigé par Emmanuel Taffarelli Publié dans #Nouvelle

Le monde spatial se démocratise et s'ouvre à de nouvelles catégories de travailleurs...

Le monde spatial se démocratise et s'ouvre à de nouvelles catégories de travailleurs...

Comment était décrite la station dans ce dépliant déjà ? A la Frontière de l’Infini. En illustration, il y avait une belle photo prise à quatre ou cinq-cents kilomètres de distance avec une lumière solaire de face plus un énorme facteur de flare, cette aberration optique qui faisait le bonheur des photographes en manque d’inspiration. Mine de rien, ça en jetait comme on dit. Depuis ce point de vue, la structure était presque belle avec ses zones de vie au centre et sur les côtés. Elle n’avait pas l’air que de gros bidons assemblés –ce qu’elle était au fond.

En revanche, le slogan relevait un peu de la fumisterie. La station n’était pas « à la frontière de l’infini », mais simplement à mi-chemin entre la Terre et Mars, ce qui n’était déjà pas si mal. Elle se trouvait sur la trajectoire d’injection martienne idéale, autrement dit lorsque les vaisseaux s’élançaient depuis la planète bleue en se servant de la rotation terrestre, ils suivaient un « chemin » idéal à travers l’espace en attendant que l’attraction de la planète rouge les « attrapent ». Le voyage durait environ six mois. C’était long. Le poids des appareils spatiaux était calculé au départ pratiquement au kilo près, permettant d’estimer leur date d’arrivée avec précision.

Depuis que les vols habités avaient pris le relais sur les « simples » envois de sondes et autres robots d’exploration, le ravitaillement en eau et nourriture s’avérait essentiel pour le maintien en bonne forme des équipes de colons pour lesquels il s'agissait souvent d'un aller simple.

Les vaisseaux ne s’arrêtant pas une fois lancés, la station A1 –son nom officiel- disposait d’une navette qui les rejoignait en cours de route lorsqu’ils passaient à proximité et s’arrimait à eux selon une procédure préétablie. Le chargement de vivres était alors transféré, puis la navette se détachait et revenait à son point d’attache sur A1. La station elle-même recevait un nouveau stock de ravitaillement une fois par an ; le changement de personnel s’effectuait à ce moment-là. L’équipage permanent, composé de trois personnes, passait donc trois-cent-soixante-cinq jours au milieu du ciel noir pour effectuer ce qu’on appelait techniquement une rotation.

Le responsable de cette rotation-là s’appelait Eric Daimler. A quarante-cinq ans, c’était sa dixième mission à bord de l’A1 qu’il connaissait pratiquement comme sa poche. Il travaillait pour la compagnie exploitante depuis près de deux décennies qu’il avait passées presque entièrement dans l’espace. En témoignaient son teint un peu trop pâle à force de ne recevoir que de la lumière artificielle, ainsi que sa musculature fine et son dos trop droit que la pesanteur naturelle n’avait pas moulés au fil des ans. Cette existence isolée à quatre-vingts millions de kilomètres du reste du monde convenait assez bien à son caractère taciturne. Son divorce récent n’avait fait qu’amplifier son désir de se retrouver loin de tout ce qui pouvait rappeler la vie sur Terre. Finalement, hormis l’absence de ciel bleu, d’air frais et de verdure, le plus dur à supporter pour lui était ses collègues.

« Eric ! Tu m’entends ? »

Installé dans la salle de repos, Eric était confortablement harnaché à son siège et sirotait un café chaud en bulle en écoutant les bruits de la station qui « vivait » autour de lui : dilatation/contraction de la coque, électronique en éveil, éclairage de confort papillonnant de temps en temps… Il soupira en entendant la voix exigeante et tendue dans l’interphone qui brisa le fil de ses pensées. D’un geste ennuyé, il appuya sur le bouton du commutateur :

« Oui, Jacky, je t’entends fort et clair. Où es-tu ?

-Je suis à sept minutes du débarcadère.

-Dans les temps. Tout s’est bien passé ? Je te sens nerveux…

-J’te raconte pas ! Ces « Chinks » commencent vraiment à me gonfler !

-Tu as pu effectuer la livraison ?

-Ouais, de ce côté-là, ça va. Attends que je sois là, j’te raconterai. Plus que six minutes. A plus ! »

Eric termina la conversation. Son collègue Jacky De Haar avait l’air remonté. Eric songea qu’il était toujours remonté contre quelqu’un ; quand ce n’était pas la compagnie qui payait mal, c’était le vaisseau qui était pourri ou des clients qui étaient de vrais cons… En l’occurrence, la troisième possibilité semblait être celle du jour. C’était la première rotation qu’ils effectuaient ensemble et Eric souhaitait déjà que ce fût la dernière. Il reprit l’interphone et appuya sur une autre touche avant de parler :

« Jennifer ! J’ai besoin de toi au débarcadère dans cinq minutes. »

Une jeune voix féminine répliqua :

« Oui, j’arrive. »

Eric sourit. Au moins quelqu’un de bonne humeur aujourd’hui. Il enfila une paire de chaussures à semelles magnétiques, se déharnacha de son siège et se dirigea vers le débarcadère en passant à travers une série de couloirs sombres plus ou moins étroits tout en terminant sa bulle de café. Rien ne lui déplaisait tant que le café froid.

Il arriva devant la grosse porte ronde du sas de décompression, avec ses énormes gonds rouges caractéristiques. Des scaphandres étaient pendus en ligne de part et d’autre de la porte, chacun dans un casier individuel. Il y avait de quoi équiper une douzaine de personnes. Eric prit celui immédiatement à droite en entrant –le sien. Lorsqu’il vit Jennifer sortir du couloir d’en face, il resta interloqué une seconde. La jeune femme qui devait avoir vingt-cinq ans à tout casser portait des baskets à semelles magnétiques aux pieds et n’était vêtue que d’un simple bikini rouge qui mettait en valeur ses formes généreuses et sa peau moite de sueur. Un diamant en toc brillant ornait son nombril. Les cheveux attachés en une longue queue de cheval noire, elle avait une silhouette sportive et très féminine à la fois. Sans prêter attention à Eric, elle enfila le scaphandre dont elle avait l’habitude elle aussi. Ce ne fut que lorsqu’il lui restait à mettre son casque qu’elle nota les yeux d’Eric posés sur elle. Elle fit une moue boudeuse, imaginant très bien les reproches silencieux que lui adressait son chef.

« J’étais à la salle de sport ; j’ai pas eu le temps de prendre une douche. »

Eric ne répondit rien, revêtant son casque à son tour. Il le scella au niveau du cou et parla dans la radio :

« C’est bon pour toi ?

-Nickel.

-Bon, j’ouvre le sas. »

De la vapeur d’eau s’échappa du sas comme les pressions s’équilibraient. Eric et Jennifer pénétrèrent à pas lents en levant les pieds à l’intérieur du large tube et refermèrent hermétiquement la porte derrière eux. Devant se dressait l’autre porte donnant sur le vide obscur. Depuis une console, Eric programma l’évacuation de l’oxygène tandis que Jennifer les attachait tous les deux à une rambarde de sécurité située à mi-hauteur à l’aide d’un filin fixé dans leur dos. Ainsi, ils ne risqueraient pas de basculer définitivement à l’extérieur. Bientôt, la pression atmosphérique fut nulle.

Daimler jeta un regard par le hublot ; sur le fond noir d’encre, un point se rapprochait en ligne droite ; c’était la navette en configuration retour. Les rétrofusées à l’arrière ainsi que les déflecteurs sur les côtés lâchaient des gaz à intervalles réguliers. Au fur et à mesure de sa progression, l’appareil se dessinait plus clairement dans le faisceau de lumière des projecteurs. Il ressemblait à un gros cigare gris aux flancs bombés. Eric appela :

« Jacky, tu m’entends ?

-Fort et clair.

-Un degré bâbord.

-T’es sûr ? Je suis dans l’axe, là.

-J’ai le grappin sous le nez. Fais-moi confiance.

-D’accord. Un degré bâbord.

-J’ouvre le sas principal.»

La porte ronde s’ouvrit lentement sur un fond plus noir que la nuit. Sans l’éclairage de service, il eût été impossible de distinguer quoi que ce fût. Jennifer sourit pour elle-même : la perspective de l’infini à quelques pas la fascinait à chaque fois.

Au bout d’une minute, la navette s’accrocha au grappin et la forme ovoïde vint se coller parfaitement dans l’ouverture du débarcadère. Après vérification que tout était en ordre, Eric dit :

« Accrochage correct. La pression est à zéro de ton côté, Jacky ?

-Ouais, c’est bon.

-Ouverture de la porte. »

La porte de la navette bascula et s’ouvrit, révélant l’intérieur du sas de la navette qui ressemblait trait pour trait à celui de la station. L’appareil faisait désormais partie intégrante de la structure principale.

« Equilibrage de la pression. Je remets l’oxygène. »

Lorsque l’air redevint respirable, Eric retira son casque et respira un grand coup. Jennifer fit de même.

Un homme assez grand aux cheveux blonds filasses coupés court sortit de la navette, vêtu d’une combinaison spatiale identique, floquée au nom de la compagnie et de la station. C’était Jacky De Haar. Il retira son casque en soupirant, son visage bonhomme transpirait. Il se passa une main sur le front.

« Bordel, je sue comme une vache dans ce pyjama ! Pas fâché d’être de retour, j’te l’dis. Salut, Jenny. »

Il passa devant Eric et Jennifer et ouvrit le sas. Il retira prestement sa combinaison et partit directement se changer. Eric échangea un regard avec la jeune femme –Jacky est de mauvaise humeur- et ils allèrent enlever leur uniforme spatial à leur tour.

Dans la salle de repos climatisée et éclairée avec douceur, Eric avait fait couler un café en utilisant la cafetière spéciale qui évite au liquide chaud de se répandre dans la cabine. Il prit une bulle neuve dans une armoire murale et y transvasa une bonne dose pour Jacky. Jennifer qui avait mis un tee-shirt aux couleurs de la compagnie par-dessus son bikini sexy accepta volontiers elle aussi une bulle, sans sucre. Jacky sirota une goutte avec plaisir. Il s’était calmé depuis son retour, mais Eric sentait bien que son collègue en avait toujours gros sur le cœur.

« Mmm, mon Rico, il faudra que tu m’dises comment tu fais marcher c’t engin un de ces quatre. Il est super, ton kawa…

-L’habitude des rotations… Jennifer, tu le trouves à ton goût toi aussi ?

-Ouais, ouais, je le trouve super bon. »

En réalité, elle n’en pensait pas un mot. Elle s’en moquait éperdument. Pour elle, c’était la première rotation tout court. Elle s’était engagée dans l’espace parce que ça payait mieux que sur Terre et apportait un bonus non négligeable au moment de faire valoir ses droits à la retraite. La petite avait beau être jeune, elle n’était pas totalement sotte, au moins en ce qui concernait cet aspect des choses. Pour le reste, c’était une autre histoire. Elle n’avait qu’une envie : retourner dans la salle de sport perdre les kilos qu’elle avait en trop et prévenir ceux qu’elle n’avait pas, histoire d’en mettre plein la vue à mon petit copain quand il me reverra en vrai. Eric but une gorgée à son tour –elle était brûlante- et lança la conversation :

« Alors, Jacky, raconte-nous cette livraison. Apparemment, c’était pas du billard… »

Comme s’il n’attendait que ça, Jacky ouvrit grand ses yeux bleus, se racla la gorge, trouva une position dans le siège où il était attaché et entama son histoire avec une gouaille incroyable en s’aidant de ses mains larges:

« Rappelez-vous, avant-hier on a tout grimpé dans la navette, tout se passait bien, il ne manquait rien ; jusque là, vous êtes d’accord avec moi ? »

Eric et Jennifer approuvèrent d’un hochement de tête.

« Bon, je trace ma route jusqu’à leur vaisseau pendant douze plombes –tu crois qu’une fois là-bas, ces nazes m’auraient fait signe ? Si j’avais pas eu le radar, je les aurais manqués. Bref, je prends contact, ils me répondent avec leur accent à la mords-moi-le-nœud, on fait la manœuvre d’approche –enfin, je devrais dire que je l’ai faite tout seul parce que ces gars-là, j’te raconte pas, c’est pas des pilotes… Heureusement qu’on les met sur le bon chemin dès le départ, sinon ils se retrouveraient j’sais pas où… Enfin, j’me retrouve collé à leur cul. Je fais tout comme il faut et puis, j’ouvre les soutes. Et là, tu sais quoi ? »

Eric ne broncha pas, se contentant de lever les sourcils, laissant cette seconde haletante en suspens dans l’air, entre les yeux bleus globuleux de Jacky et la royale indifférence de Jennifer. Satisfait de son petit effet sur son auditoire, De Haar poursuivit avec la même passion :

« Il y en a pas un qui bouge ! Ils croyaient que j’allais me taper le boulot tout seul ! Trois tonnes cinq de plats lyophilisés sans compter la flotte ! T’aurais dû voir comme je les ai secoués, les Chinks ! J’ai poussé une gueulante devant leur chef, il m’a regardé de travers avec ses yeux bridés, il a pas moufté et il s’y est mis lui aussi… Non, mais attends, trois tonnes cinq, mon gars, pour que tes faces de citron de copains puissent bouffer tous les jours jusqu’à Mars… »

Jacky avala une gorgée de café pour faire glisser la bouffée de colère qui formait comme une boule dans sa gorge. Il continua, le rouge aux joues, en respirant par saccades :

« Et c’est pas fini ; le p’tit mec, là, le chef, il ouvre un des paquets, regarde ce qu’il y a dedans et me demande le manifeste. D’abord, j’ai même pas compris ce qu’il voulait, il parlait tellement mal par le nez; « nanieste » qu’il me dit, il me le répète trois fois. Quand je pige enfin, je lui file en lui disant fais-toi plaisir mon gars, c’est toi qui paies après tout. Il lit chaque ligne en plissant les yeux comme ça, je pense oh ! toi t’as pas fini de m’emmerder… Ben, devinez quoi ? Il se met à râler dans sa langue à coucher dehors avec un billet de logement… ! Je lui demande de traduire, pas assez de pâtes sèches qu’il me dit ! Je lui réponds que sa commande elle est comme ça, point barre et que s’il veut du rab de pâtes sèches, il faudra qu’il attende le retour parce que là, je suis à poil question matos et que chaque seconde que je passe avec lui m’éloigne de trente-six mille bornes de la station, donc traduction : j’ai pas que ça à foutre… ! Là-dessus, je lui fais signer le bon de livraison et je décroche avec la navette fissa. J’te jure, ces « Chinks », c’est vraiment des grandes gueules, j’peux plus les voir en peinture… Tu te rends compte qu’ils font sept voyages par an vers Mars avec leurs vaisseaux blindés de gens? Ils sont en train de coloniser cette planète et de nous la mettre profond...»

Jacky avala le fond de sa bulle de café en aspirant avec bruit et soupira sur son dernier propos empreint de réalisme triste. Eric médita un instant sur l’anecdote somme toute récurrente de son collègue, à quelques détails près. Il était inutile de lui rappeler la charte de bonne conduite édictée par les juristes de la compagnie… Il lui dit enfin:

« Tu sais, si ça se trouve, dans quelques rotations, nous n’aurons plus que la moitié des vols chinois comme clients… »

Jacky le regarda, interpellé. Même l’expression vide du visage de la jeune Jennifer se changea avec un soupçon d’intérêt dans les yeux.

« Comment ça ? »

Dans une pochette au mur fermée par un Velcro, Eric prit la jolie plaquette sur papier celluloïd éditée par le service communication de la compagnie qui vantait les nombreux mérites de la station. Il la déplia de manière un tantinet théâtrale et la montra, mettant en avant le fameux slogan A la Frontière de l’Infini :

« Cette plaquette a été éditée il y a trois ans. Depuis, elle n’a pas été renouvelée.

-Ouais, et alors ?

-Vous ne regardez pas les réseaux d’informations pendant votre heure de connexion quotidienne ? »

A cette distance de la Terre, environ quatre-vingt-dix millions de kilomètres, les communications étaient lentes et principalement concentrées sur les messages professionnels. Toutefois, soixante minutes libres par cycle de vingt-quatre heures étaient accordées pour se distraire. C’était plutôt bon pour le moral et avait le mérite de briser la monotonie de la journée de travail dans l’espace.

La question était purement rhétorique ; Eric savait plus ou moins ce que faisaient ses collègues de rotation avec cette heure de connexion : Jennifer envoyait un long message soit à son petit copain –il s’appelait Ralph ou quelque chose comme ça- soit à sa mère à Tel-Aviv; le destinataire était simple à deviner ; si elle entrait dans la cabine vêtue normalement, c’était pour sa mère. Si elle était en bikini, c’était pour Ralph…

Jacky utilisait son temps pour sa femme et ses trois fils qui l’attendaient quelque part du côté de Bruxelles. Quand il ressortait, il avait les yeux rouges à chaque fois. Un dur au grand cœur.

Eric n’avait personne à joindre ; son ex-femme prénommée Doris ne voulait plus entendre parler de lui et leur fille unique, Julia, âgée de dix-neuf ans, faisait déjà sa vie avec un étudiant ingénieur. Elle avait tellement souffert du divorce de ses parents qu’elle ne voulait plus leur parler, ni à l’un ni à l’autre. Bien sûr, pour Doris, tout cela était uniquement la faute d’Eric et de son « égoïsme mâle qui confinait à la perversion narcissique »… La formule piquée à son avocate était débile selon lui, mais avait fait mouche au tribunal où il n’y avait que des femmes ce jour-là… Condamné à ses dépens exclusifs, Eric avait rempilé pour trois rotations supplémentaires dans l’espace afin de pouvoir payer les frais de procédure. Celle-ci était la première.

« La compagnie s’apprête à changer de braquet. Les Chinois sont les premiers colons de Mars en nombre, comme tu l’as dit, Jacky. Les voyages leur coûtent cher et le passage obligé que nous sommes représente une fortune à leurs yeux. Pour le moment, ils ne peuvent pas faire autrement, mais un consortium de chez eux envisage la construction d’une station identique à la nôtre. En clair, le jour où ils l’auront, ils vont pouvoir se passer de nos services en grande partie. »

Jacky et Jennifer prirent la mesure de cette nouvelle. De Haar se mordait les lèvres en cherchant à se rassurer :

« Attends, t’as entendu ça aux nouvelles de la Terre ? C’est pas possible, ça va leur coûter un bras. Déjà nous, quand tu vois ce que ça a pu coûter tout ce bordel. Les « Chinks » ont pas intérêt à claquer autant…

-Bien sûr que si. Ils font sept voyages par an aujourd’hui, pourquoi pas dix demain? En faisant un rapide calcul, ils ont meilleur temps de fabriquer leur propre station de ravitaillement que de continuer à payer le prix qu’on leur demande. Et apparemment, ils sont déjà sur le coup. La compagnie commence à faire des économies pour passer le creux de la vague qui s’annonce.»

Un long silence enveloppa la fin de la phrase ; soudain soucieux, le front plissé, Jacky se frottait le dessus de la tête, comme si tout espoir de pouvoir nourrir correctement sa famille avec le fruit de son travail venait de disparaître avec la violence de l’évidence. Quant à Jennifer, de loin la plus jeune de l’équipe, elle promenait ses yeux sur la salle de repos, prenant l’attitude de celle qui va partir pour de bon et cherche à garder un souvenir visuel de l’endroit, avant de vivre une nouvelle expérience professionnelle.

Voyant l’abattement que son propos avait provoqué, Eric reprit sur un ton plus jovial :

« Allons, ce n’est pas pour demain, et puis d’ici là, je suis sûr que les cadres de la compagnie auront trouvé une solution. »

Comme réveillé d’un moment d’absence, Jacky leva les yeux vers lui :

« Ah oui ? Laquelle ? T’es un ancien comme moi, Eric, t’as connu les rotations à sept personnes, puis à cinq. Là, on n’est déjà plus que trois. Avec ce que t’as dit, je te la donne, la solution : ils vont nous remplacer par des putains d’androïdes, ouais !

-Ils pourraient faire un truc pareil ? intervint Jennifer avec de gros yeux étonnés.

-Ouais, ils pourraient et ils vont pas s’gêner, ces enfoirés ! Tout ça pour gagner un max de fric sur notre dos comme d’hab’. Des équipes qui bossent sur A3 et A5 ont déjà eu des jours non payés, ce qui est complètement anormal.

-C’était un bug du logiciel de paie, réagit Eric. A3 a été régularisé à leur retour sur Terre ; Et l’équipe A5 qui couvre la route saturnienne de Titan a eu ces histoires avec les employés des mines de fer de Ligeia Mare…

-Tu parles de cette affaire de corruption ? C’étaient des conneries et ils en avaient la preuve ! La direction le savait ; au passage, ils n’ont pas été virés pour détournement de fonds ! Les gars ont fait grève pour protester, ce qui est leur droit. Ils auraient dû être payés normalement au lieu de toucher les deux tiers ! Toute leur prime de risque a été sucrée. Si toutes les stations avaient débrayé ensemble pour manifester, la compagnie n’aurait pas eu le choix, mais on n’a pas su être unis sur ce coup-là… »

Le regard bleu de glace, Jacky était plus galvanisé que jamais ; tant qu’il serait dans cet état d’esprit, il n’entendrait plus aucun autre argument sorti de la logique syndicaliste radicale. Eric ne pouvait pas lui en vouloir, son collègue n’avait pas totalement tort sur le fond. Il regretta seulement d’avoir lancé le sujet sur la table. Sous le coup de l’énervement, Jacky ne faisait même plus attention à sa bulle de café vide qui volait à présent dans la pièce.

« Ils ne l’emporteront pas au Paradis, c’est moi qui t’le dis ! Bon, c’est pas tout ça, je viens de bosser pendant seize heures d’affilée, j’ai droit à mon repos. Et crois-moi que quand je serai frais et dispo, je contacte le syndicat et on leur fait ravaler leurs conneries là-bas, aux huiles planquées dans leurs bureaux…. ! S’ils voulaient laisser pourrir la situation, ils sont mal tombés avec moi et les copains du syndicat ! Ca va chier ! »

Sans attendre de réponse, Jacky se détacha de son siège et partit prestement dans ses quartiers en naviguant avec les bras, sans mettre ses chaussures à semelles magnétiques.

Eric se retrouva avec Jennifer qui termina sa bulle de café elle aussi. Elle ne disait rien, regardant ses ongles qui avaient besoin d’une manucure. Problème du travail manuel. Elle se détacha à son tour, adressant un regard par en-dessous à Eric qui regardait ailleurs:

« Bon, ben, je retourne dans la salle de sport. Tu n’as pas besoin du stepper ?

-Non, non. Vas-y.

-On se retrouve dans neuf heures, alors, pour la maintenance. Merci pour le café. A plus !

-A plus… »

La jolie Jennifer sortie sous ses yeux frisant sous l’effet d’une once de convoitise contenue, Eric soupira un grand coup et contempla le ciel noir par le grand hublot, les mains sous la nuque. Il se sentit vieux et plus solitaire que jamais, tout soudain. Il songea avec une certaine lassitude qu’il leur restait encore cent-quatre-vingt-seize jours à passer dans cet assemblage de boîtes de conserve à l’atmosphère tiède en attendant la relève, sans compter le temps de retour sur Terre… Une éternité.

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